Acadie & Québec

 

Parmi les "Français" qui émigrèrent au Canada au XVIIe siècle, le groupe le plus nombreux fut celui des Poitevins-Saintongeais. On reconnaît l'influence de leur langue dans le parler du Québec, mais plus encore dans celui d'Acadie (actuellement éclatée entre les provinces à majorité anglophone du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse).

 

Le poitevin-saintongeais au Canada

Conférence donnée à Poitiers, le 10 octobre 1994

par Pierre GAUTHIER

professeur émérite de l'Université de Nantes

 

Rappelons pour commencer que lorsque l'on parle du Canada français, il faut distinguer deux ensembles territoriaux bien différents dans leurs origines comme dans leur devenir et leur situation actuelle : le Québec formant une province à majorité francophone (90%) de la fédération canadienne, et ce qu'on appelait l'Acadie sous le régime français, maintenant éclatée entre les provinces à majorité anglophone du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse.

Les Poitevins, les Aunissois et les Saintongeais ont participé les uns et les autres à la naissance de ces deux colonies françaises de l'Ancien Régime, mais d'une façon différente aussi, dans les deux cas.

 

QUÉBEC

Québec avait été fondée en 1608 par le Saintongeais Samuel de Champlain, né à Brouage. La colonisation de la vallée laurentienne fut lente et difficile : moins de 7.000 Français immigrèrent outre-atlantique au XVIIe siècle. Parmi eux, le groupe le plus nombreux fut celui des Poitevins-Saintongeais, partis de La Rochelle, représentant près de 30% de la totalité, suivis des Normands, près de 25%, et des colons provenant de l'Ile-de-France, de la Normandie et du Perche (un peu plus de 15%). Une majorité de ces colons étaient des ruraux (paysans ou artisans) dont la plupart ne devaient parler que leur patois, comme on disait à l'époque. Dans son ouvrage intitulé La population du Canada en 1663, l'historien Marcel Trudel (1973) démontre que le clergé formait à peine 2,5% de la population, la noblesse 3,2% et le tiers état 94,3%.. Dans ce dernier ordre, la bourgeoisie comptait pour 26,3 de l'effectif avec un taux d'analphabétisme aux environs de 20%, tandis que les "petites gens" constituaient 60% du même effectif avec un taux d'analphabétisme de presque 53%. Voici donc une population où 30% sont des ruraux analphabètes et 56% sont dialectophones.

Que se passa-t-il exactement au Québec quand des Normands, des Poitevins et d'autres ruraux du Bassin Parisien et d'ailleurs se trouvèrent à vivre ensemble dans des communautés non-homogènes, dispersées sur un immense territoire ? Les patoisants durent peu à peu abandonner leur langue maternelle pour adopter un langage permettant à tous de se comprendre ; il faut y ajouter l'influence du français, langue de l'élite, de l'administration et du gouvernement, et surtout celle des "filles du roi", orphelines de l'Ile de France, envoyées systématiquement par Louis XIV au Canada pour favoriser le développement démographique d'une colonie très déficitaire en filles à marier (six à sept hommes mariables pour une femme avant l'arrivée de ces filles).

Le résultat de tout cela fut la naissance d'un français québécois, différent, bien sûr, des dialectes d'origine des colons, mais aussi à bien des égards du français de France et surtout de ce qu'on y appelait "le bon usage". Dans une thèse remarquable, parue en 1972, Marcel Juneau a essayé de retracer l'histoire de la prononciation du français québécois au moyen d'un examen systématique des graphies relevées dans les documents d'archives écrits au Québec au cours des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. "On sait, dit-il, que les graphies qui s'écartent de l'ortographe habituelle sont susceptibles de fournir des renseignements de toute première importance sur la prononciation."

Dans la préparation d'un ouvrage à paraître sur les parlers de l'Ouest de la France, du Québec et de l'Acadie, j'ai comparé les faits relevés par Juneau avec les faits correspondants dans les dialectes actuels de l'Ouest. Il s'agit bien sûr d'écarts avec le français normalisé. Sur six traits communs avec l'ensemble des parlers du quart Nord-Ouest de la France, quatre ont été conservés au Québec, du moins dans l'usage populaire ; sur huit traits communs entre les parlers situés au sud de la Normandie, sept sont conservés au Québec, et sur six traits qui ne se trouvent qu'au sud de la Loire, un seul est conservé au Québec. Quant à ceux qui sont spécifiques du poitevin-saintongeais, on n'en trouve plus aucun au Québec. Ce qui me semble prouver que s'est constituée une langue commune sur la base du plus petit dénominateur commun à tous les parlers. Il paraît bien qu'il en va de même pour la morphologie, en particulier pour l'usage des pronoms et des formes verbales.

Par contre, en ce qui concerne le lexique, la situation est beaucoup plus complexe et les travaux comparatifs sont encore trop peu avancés pour tirer des conclusions nettes. Il apparaît toutefois qu'un grand nombre de mots appartenant aux différents parlers de l'Ouest de la France sont restés vivants en québécois : aussi bien le glossaire édité par la Société du parler français au Canada (1933) note-t-il chaque fois qu'il y a lieu pour tout mot propre au québécois, c'est-à-dire absent du français normalisé, l'origine dialectale de ce mot. Pour ma part, je viens de comparer pour la lettre A le glossaire du québécois Dionne (paru en 1909) et celui de Musset pour l'Aunis et la Saintonge : on ne trouve pas moins de trente-huit mots communs aux deux, auxquels on peut en ajouter trois autres qui se trouvent seulement en Poitou (étant entendu que la plupart des trente-huit saintongeais sont connus en Poitou). Ce sondage permet de supposer avec vraisemblance la présence de plus de six cents mots communs entre le poitevin-saintongeais et le québécois.

En conclusion, on peut admettre que si le québécois a une grande originalité par rapport au français moderne normalisé, c'est non seulement parce qu'il a conservé un certain nombre de traits propres au français du XVIIe siècle disparus du français moderne, mais parce qu'il a conservé aussi un ensemble de particularités propres aux colons venus de l'Ouest et en particulier du Poitou, de l'Aunis, de la Saintonge et de l'Angoumois.

 

ACADIE

En ce qui concerne l'Acadie, les rapports avec notre région Poitou-Charentes, les liens historiques et linguistiques sont beaucoup plus étroits que pour le Québec. Cela tient d'abord aux origines mêmes de cette colonie.

Rappelons brièvement ce que fut l'Acadie : au sud du Saint-Laurent, sur les rivages très découpés et très poissonneux du golfe du même nom, une autre colonie française avait été fondée dès 1605 par Camplain dans la baie de Foundy autour d'un port baptisé Port-Royal. La fertilité des terres lui valurent le nom d'Acadie, variante populaire d'Arcadie, pays pastoral où il fait bon vivre, et attira deux gentilshommes poitevins, Izaac de Razilly et Charles d'Aulnay. Ce dernier nommé gouverneur de la colonie après le premier, fit venir en 1635 une vingtaine de familles de sa terre de la Chaussée, près de Loudun (on y trouve actuellement, en souvenir de ce départ, une maison de l'Acadie). A ces familles vinrent s'en ajouter une trentaine, jusqu'au recensement de 1691 et vingt-six autres jusqu'en 1755 ; un quart de ces nouveaux immigrants venaient du Poitou, de l'Aunis et de la Saintonge. Au XXe siècle, c'est près de la moitié de la population acadienne qui a une souche poitevine-saintongeaise. On aurait pu penser que notre langue régionale s'y fût maintenue facilement ; mais l'Acadie a connu un destin tragique qui l'a gravement déstabilisée : dès 1713, l'Acadie continentale est abandonnée à l'Angleterre par le traité d'Utrecht ; l'Ile Saint-Jean deviendra l'Ile du Prince Édouard et l'Ile Royale, l'Ile du Cap Breton après le désastreux traité de Paris en 1763. Mais dès 1755, les Acadiens du continent ayant refusé de prêter serment d'allégeance à la Couronne d'Angleterre pour des raisons religieuses furent déportés vers les colonies anglo-américaines, puis en 1758 vers la France après la chute de Louisbourg, la dernière forteresse française. L'Acadie cessa alors d'exister, mais l'attachement des Acadiens à leur terre fut tel que dès 1763, après la cessation des hostilités, beaucoup revinrent s'installer sur les rivages du Nouveau-Brunswick. Il y a actuellement 34% de francophones dans cette province, 5% en Nouvelle-Écosse et 6,6% à l'Ile du Prince Édouard.

Le français d'Acadie a conservé, malgré tout, une grande originalité par rapport au québécois en raison précisément de ses origines poitevines-saintongeaises. Au niveau phonétique, il faut noter que le nombre de traits dialectaux conservés est supérieur à celui du Québec, surtout dans les communautés de la vieille Acadie, en Nouvelle-Écosse et à l'ile du Prince Édouard, et qu'en particulier le [jh] saintongeais s'y est maintenu jusqu'à nos jours.

Si la morphologie du poitevin-saintongeais y a disparu comme au Québec, Geneviève Massignon, auteur d'une thèse remarquable sur Les parlers français d'Acadie (1962) a observé que "les parlers de l'Ouest sont représentés en Acadie par bien des mots qu'on cherche en vain dans les glossaires de la Province de Québec", alors que "l'ensemble des parlers du Nord-ouest de la France est représenté par beaucoup moins de mots en Acadie qu'au Canada". Louise Peronnet, une Acadienne, professeur à l'université de Moncton, qui a été mon élève à la faculté des lettres de Nantes, est l'auteur d'une thèse soutenue en 1985 sur le parler acadien du Sud-Est du Nouveau-Brunswick. Elle y a étudié des éléments grammaticaux et lexicaux de son parler. Pour les pronoms, elle ne relève que des formes communes au plus grand nombre des parlers d'oïl, mais pour le lexique elle établit une liste de seize mots acadiens qui ne se trouvent que dans les parlers de notre région. C'est peu, mais ils sont extraits d'une liste plus large de cinquante-sept mots seulement, soit 37% des mots étudiés auxquels il faut en ajouter six qui sont communs à l'Anjou, au Berry, à la Touraine et à la région Poitou-Charente.

Enfin, il y a quinze jours, s'est tenu à Chicoutimi, au Québec, un colloque Français de France, français du Canada auquel j'ai participé et au cours duquel Brigitte Horiot, chercheur au CNRS a présenté une communication intitulée Le manuscrit de Pons et l'apport du saintongeais aux parlers français du Canada. Elle a relevé dans ce manuscrit du XVIIIe, un recueil saintongeais en vers (publié par Jacques Duguet en 1970), seize termes très bien attestés au Canada français dont huit particuliers à l'Acadie.

Tout cela confirme la forte présence de notre langue régionale dans les parlers d'Acadie ; il reste encore à faire le recensement complet de tous les éléments qui y figurent.

Il nous faut parler enfin des liens culturels de notre région avec le Québec et l'Acadie. Le pionnier en la matière a été le professeur Ernest Martin, qui enseignait la littérature anglaise à la Faculté des Lettres de Poitiers. Dès 1934, il avait écrit un ouvrage malicieusement intitulé La français des Canadiens est-il un patois ? Il l'avait élaboré après une année passée au Québec et en Acadie. Il rappelle longuement les liens linguistiques qui unissent notre province à l'Amérique francophone, dans la préface qu'il a donnée en 1975 au Glossaire des vieux parlers du départements de la Vienne, de Robert Mineau et Lucien Racinoux. Il était docteur honoris causa de l'Université francophone de Moncton (Nouveau-Brunswick). A la fin de la même préface, il prend plaisir à citer un passage de La Sagouine, le célèbre roman d'Antonine Maillet que les Poitevins et les Saintongeais connaissent bien;

Je viens de parler d'Antonine Maillet, figure emblématique de l'Acadie, qui pour son roman Pélagie la Charrette obtint le prix Goncourt en 1979, et est venue si souvent dans notre région. J'ai moi-même écrit deux articles sur la parenté du poitevin et de l'acadien à partir des faits phonétiques et lexicaux de ces deux romans, d'une part, et d'une comédie loudunaise du XVIIe siècle d'autre part, Les amours de Colas, écrite dans le parler des paysans de la région dont sont partis en 1635 les colons pour le Nouveau Monde.

Et pour terminer, je voudrais évoquer l'attitude nouvelle des Québécois et des Acadiens vis-à-vis de leur langue qui devrait nous servir de modèle pour notre attitude envers notre langue régionale. Depuis une vingtaine d'années, à la suite de la Révolution tranquille, les Canadiens francophones se sont affranchis du complexe d'infériorité qu'ils avaient à l'égard du français de la France. Des dictionnaires sont apparus, dont le dernier en date, Le français québécois d'aujourd'hui, a suscité une vive et saine polémique. En opposition avec les puristes d'outre-Atlantique, Jean-Claude Boulanger et son équipe ont mis sur le même pied d'égalité dans ce dictionnaire, sans signe distinctif, les mots typiquement québécois et les mots que nos cousins de là-bas ont en commun avec le français. Le français du Canada revendique ainsi son autonomie par rapport au français de France, c'est un signe auquel nous devons répondre, nous, Français poitevins et saintongeais, dans notre volonté de promouvoir notre langue régionale dans le monde de la francophonie. Souhaitons que de nouveaux liens toujours plus étroits s'établissent entre nos deux communautés culturelles des deux rives de l'Atlantique.

 

[ Retour au Sommaire]